La tortue-lièvre d'Édouard et Simone Jaguer

Édouard Jaguer (1924-2006)

Simone Jaguer (1921-2009)

Au début des années cinquante, au moment où ils s’apprêtent à lancer le premier numéro de la revue qui va, au fil du temps, devenir l’une des revues marquantes de l’avant-garde de la deuxième moitié du XXe siècle, Édouard et Simone Jaguer, sans rien nier de la nécessaire agilité du lièvre, reconnaissent déjà les précieuses qualités de la tortue. Persévérance et patience marquent dès lors l’ensemble de leurs activités d’hier à aujourd’hui.

Au cours de vingt-deux années (1954-1975), ils font ainsi paraître quinze numéros de la revue Phases auxquels succéderont de nombreux catalogues d’expositions qui, à leur manière, poursuivent le but initialement défini : documenter et témoigner. Le but à atteindre définit l’action à entreprendre, les activités à mener. De ce but, ils ne s’éloigneront pas, ne s’égareront jamais, ne se laisseront en aucun cas et d’aucune manière distraire. Être les révélateurs du foisonnement artistique perceptible sur tous les continents au lendemain de la deuxième Guerre mondiale devient ainsi le moteur de leur action et la raison première de leur engagement.

Rejoints par de nombreux collaborateurs et amis, ils vont ensemble témoigner de l’extraordinaire richesse et de l’extrême vivacité de l’avant-garde pendant presque quarante ans.

Au Québec, le peintre et poète Roland Giguère est depuis le tout début de l’aventure, le complice des cofondateurs dont il partage l’engagement. Il devient par la suite l’un des plus fidèles collaborateurs du mouvement Phases. L’appel du « pays à bâtir » lui fait quitter la France où il vit depuis plusieurs années déjà pour regagner le Québec au début des années soixante. Entre Paris et Montréal, le silence s’installe graduellement. Le Québec s’éloigne alors dans le rétroviseur de Phases.

Si les activités du mouvement Phases se poursuivent par le biais de nombreuses expositions et de plusieurs publications à travers le monde, il faudra attendre 1989 pour que Phases puisse à nouveau déployer ses ailes en territoire québécois. Les expositions de Matane (1989) et de la Pocatière (1990), prélude à l’ouverture de la Galerie Lumière noire à Montréal, sont les premières manifestations tangibles du mouvement Phases. Issus d’une rencontre à Paris en janvier 1989, les premiers pas de Phases au Québec donneront lieu à une activité qui s’échelonnera sur une période de vingt ans (1989-2009). L’amitié qui lie depuis ce neuvième jour de janvier 1989, Édouard et Simone Jaguer à Pierre Boulay et Gilles Petitclerc devient le fer de lance de toute l’activité de Phases au Québec.

Pierre Boulay et Gilles Petitclerc ouvrent la galerie Lumière noire à Montréal le 31 mai 1991. Ils présentent au cours de ses cinq années d’existence des peintres liés au mouvement Phases qui, pour la plupart, exposent pour la première fois en Amérique du Nord. La route est longue et parfois difficile, mais la patience et la persévérance sont d’habiles conseillères. Plusieurs années après avoir lancé le premier numéro de la revue Phases, désireux de rebâtir un pont avec le Québec, Édouard et Simone Jaguer, guetteurs attentifs, retrouvent en leurs amis les passeurs et les complices que la longue attente a bien voulu conduire jusqu’à eux en janvier 1989.

Rien n’étonne alors personne si, en cet après-midi de décembre, sous le soleil gris de Paris, Édouard et Simone Jaguer et leurs amis québécois décident par d’autres moyens de poursuivre l’aventure de Phases au Québec. Ce long et difficile chemin parcouru qui retient à priori l’attention du petit groupe fait rapidement place à la patience et la persévérance de l’engagement qui deviennent ainsi de puissants catalyseurs. L’agilité du lièvre refait surface, les vertus de la tortue s’imposent. Phases poursuit son chemin depuis longtemps déjà. Une nouvelle revue va voir le jour au Québec. Si parfois, pour le besoin de la cause, le lièvre de son agilité nous sauve d’une situation perdue, la tortue, fidèle à elle-même, ne démérite jamais de la confiance accordée. Solennel, Édouard Jaguer lance : « La tortue-lièvre, nous devrions appeler notre revue La tortue-lièvre ». Le reste du groupe se rallie instantanément à la proposition. Le 28 décembre 1994, naît le petit hybride. Tel que raconté dans le numéro un de la nouvelle revue, le petit hybride prend son premier repas à seize heures quarante-cinq. Celui-ci se compose de feuilletés pralinés et de muscadet.

Cette nouvelle revue, qui paraît à Montréal pendant seize ans au rythme de cinq numéros par année, se veut la poursuite en d’autres lieux et d’autres temps de l’activité née de la volonté des cofondateurs de Phases en 1952. La revue se veut avant tout un lieu de mémoire et de reconnaissance pour celles et ceux qui ont accompagné Édouard et Simone Jaguer, ont contribué, chacun à sa manière, à illustrer l’avant-garde de la deuxième moitié du XXe siècle.

Tout au long de son existence, La tortue-lièvre agit comme le miroir d’une action passée dépourvue de toute nostalgie. La mort de Simone Jaguer en janvier 2009 met un terme à l’activité du mouvement Phases cofondé avec son mari en 1952. Quelques mois plus tard, après lui avoir rendu hommage, La tortue-lièvre tire à son tour sa révérence.

Hautement conscients de la valeur accordée par Édouard et Simone Jaguer à l’amitié et à sa nécessaire défense, la tortue et le lièvre, aujourd’hui, orphelins poursuivent par d’autres voies la route, car seul le but à atteindre compte.

Pierre Boulay

Gilles Petitclerc